Journaux et poulets

Notre homme se prépare à aller dans le Nord-Est de Paris, métro Pyrénées. Peu importe pourquoi, il en a envie, ou besoin, il l’a écrit sur un morceau de papier, il l’a aussi gravé au couteau sur l’un des pieds de la table, afin de maintenir vive et intacte cette possibilité qu’il a de sortir où bon lui semble. Piètre action, au demeurant, et d'ailleurs il s'en maudit : ce n’est pas la réponse à ses problèmes puisqu’il fait ce qu’il veut dans la dictature moderne. Il se console et s’en va.

Dans la rue, il croise des gens pressés d’aller s’asseoir.

Lui avance doucement, il s’est donné une heure pleine pour arriver à destination. Il arrive au métro. Une entrée de ce côté-ci de la rue, une entrée sur le trottoir d'en face. Parce qu’il a le temps, mais aussi sans raison particulière, il traverse la rue et décide qu’à partir d’aujourd’hui, il prendra souvent l’entrée située du côté des numéros pairs. Il mettra longtemps à se remettre de cette erreur : à l’entrée de la première bouche du métro, un distributeur de journaux gratuits (ils sont six) l’a aperçu et s’est vexé. Il a envoyé un signal (tout se passe dans le dos de notre homme) de l’autre côté de la rue. Chez les pairs, ils sont trois ; la bouche est plus petite et les passants ingurgitent moins de prospectus. Notre homme pense que c’est parce qu’ils ont compris, les pairs. Il est soudain désolé que les trois distributeurs de journaux pairs décident de former barrière devant lui pour l’empêcher de passer. Il demande pardon, tente de passer, regarde ses interlocuteurs muets et retente de passer, rien n’y fait. Il demande à passer, parlemente et reçoit, pour toute réponse, trois journaux gratuits, un échantillon de café et trois prospectus, les mêmes que ceux qu’il a trouvés hier dans sa boîte aux lettres. Ce moment est décisif et la ville s’arrête pour regarder la scène : soit notre homme dit merci et passe, soit il jette tout à terre et se retrouve condamné à ne plus jamais prendre le métro ici. Notre homme ne fait pas exprès de prendre sa décision : les journaux et les prospectus lui ont été mal donnés et ils tombent les uns après les autres. Il ne compte pas les ramasser pour les jeter à la poubelle du coin. De toute façon, à peine tombés sur le sol, les journaux sont subtilisés par des piranhas en tailleur. Notre homme recule, terrorisé. Les trois formes grandissent et deviennent menaçantes, il entend soudain comme en tonnerre la voix de l’un d’eux, interdiction de s’engouffrer dans le métro. Il essaie, le bougre, mais on le repousse sans ménagement. Il repart à l’attaque, court autour de la bouche du métro dans l’espoir d’attirer au moins l’un des adversaires. Hélas, ceux-ci ont bien compris qu’il valait mieux attendre à l’entrée, rester compact, garder toute la cohésion du groupe intacte et assurer la continuité de la distribution des journaux.

Notre homme se fatigue peu à peu. Il revient vers les trois distributeurs et décoche un coup de pied dans le premier tibia qu'il trouve : le deuxième le poursuit, un journal à la main, et lui impose son titre en hurlant « Tu vas le lire ! Tu vas le lire ! » Hélas pour notre homme (une fin atroce, un héros qui meurt), il n’échappera pas à la lecture du titre de une : « Une journée ensoleillée. » Il fronce les sourcils, émet un gémissement et tente par un arrêt brutal d’entraîner son poursuivant dans une chute. Peine perdue, son poursuivant est en fait revenu dans sa ligne de défense, non sans avoir continué la distribution, priorité de toutes les priorités. Les passants dégustent, s’abreuvent de cette journée ensoleillée. Notre homme, lui, a un genou à terre, réfléchit à une nouvelle stratégie. Se lève soudain et court vers le côté impair de la rue, l’ont-ils vu, finalement, se bagarrer, occupés qu'ils sont ? Il faut croire que oui. Ils sont six et le repoussent. Il ne passera pas. Pas de journal gratuit, pas de prospectus ? Pas de métro.

Il renonce. Il en a pour une heure et demie de marche avant d'espérer rejoindre l’autre bout de la ville. Nulle part il n’entreprendra de descendre dans le métro car, partout, des hordes de distributeurs déchaînés crachent leurs journaux à qui mieux mieux. Résigné, il se dit qu’il s’était donné une heure, son retard ne sera pas si grand, une demi-heure tout au plus. Arrivé à Belleville, il découvre un tas de journaux à même le sol, sans distributeurs. Ici, il n’y a que des pauvres qu’on méprise ou des intellectuels qu’on réprouve. Notre homme ne sait pas s’il (...)