Ecrits jetables

Le texte original est en portugais. Ici en version française.

Nous avancions sur l’A86 en direction de Créteil, sous le même ciel lent qui pèse toujours quand on avance sur l'A86 en direction de Créteil. Je conduisais et elle lisait des vers idiots tirés d'une anthologie quelconque achetée à bas prix dans l’une de ces brocantes spontanées qui se forment parfois sur les boulevards remplis de pauvres et d’étrangers et où l'on trouve surtout de vieilles vestes effilochées, des coques de téléphone portable, des ustensiles de cuisine cabossés et des chaussures de ville qui ont fait sept fois le tour du monde. Nous discutions, commentions les vers, répétions les lignes, les mots, les syllabes, variant les accents et les tons et jouant, en somme, avec le lyrisme faux d'un poète inconnu, infidèles au temps, indépendants des menaces que la pluie proférait à qui voulait l'entendre.


Elle ouvrit soudain le poussiéreux Portugal de Miguel Torga, rangé en vrac dans la boîte à gants au milieu de la paperasse, de morceaux de pain dur et de cassettes de José Cid et Radiohead. Elle en lut quelques phrases : "en vérité, toutes les fois que je l’ai visitée, regardée et guettée, essayant de la comprendre, j’ai tourné autour, autour, toujours autour de la même force polarisatrice : - l’Estrela." [Serra da Estrela : chaîne montagneuse du centre du Portugal.]

– Il a rien compris, le gars, – dit-elle. – Polarisatrice… n’importe quoi...

Laissant passer un moment, elle ajouta encore :

mais c’est une force centrifuge ce truc ! Qu’ils le disent, ceux qui l’ont fuie, bordel, qu’ils nous disent si ce machin attire les gens ou s'il les balance dehors !

Je ne répondis pas. À vrai dire, seuls les poètes et les touristes, qui finalement sont de la même espèce, peuvent trouver une quelconque force polarisatrice à ces granits hautains et muets, à ces impassibles vigiles d’un dieu d’on ne sait comment ni pourquoi qui se moque de ces étourdissements humains que, stupides, nous appelons la grande aventure de l’humanité.

Elle feuilleta le livre, en étudia le sommaire et lança, définitive :

– Il manque un chapitre intitulé Paris.

Oui, il le manquait. C’est bien plus tard que Torga devait témoigner de l’explosion silencieuse et des éclats d’humains sautant par-dessus les frontières puis se rassemblant en misérables troupeaux devant les consulats. Ce chapitre, alors, nous l’inventâmes nous-mêmes : saisissant un crayon, elle griffonna quelques lignes sur la Gare d’Austerlitz et le train de 8h42, la loge de la concierge où se comprimaient temps, espace et personnes, les choux et les chorizos que son père, comme le mien, rapportait toujours du marché le samedi, les longues nuits passées à attendre qu’il termine ses tournois de sueca, le téléphone gris qui passait de main en main le dimanche, comment vas-tu avó [grand-mère], ici tout va bien, parce que tout va toujours bien, tout va bien, tout va bien, étrangement, du cri à l’écho un mensonge élastique. Nous sondâmes encore les objets perdus dans la confusion des voyages, les emballages des puddings Boca Doce que nous gardions dans des boîtes de carton, l’odeur effrayante du arroz de cabidela [riz au sang de poulet] que maman se souvenait toujours de préparer quand nos grands-parents nous visitaient au village, les questions, toujours les mêmes, tu préfères ici ou là-bas, et les vieux disques du Trio Maria Albertina, de Celeste Rodrigues et de Tony de Matos que nous écoutions dans le garage dont la peinture au plafond s’émiettait, tombant peu à peu en feuilles sèches. Puis sans mot dire elle arracha les pages qu’elle venait de remplir de son écriture petite et ronde, les chiffonna et les jeta par la vitre.

– Mais alors t’as changé d’avis ?, – demandai-je.
– J’ai pas changé d’avis, non. – répondit-elle. – Le chapitre est écrit.
– Mais tu l’as déchiré ...!
– Exact –, conclut-elle, souriante, de ce sourire amer que je lui voyais toujours quand elle proclamait ses vérités. Elle rit et se tourna vers l'anthologie minable aux poètes inconnus. Le ciel continuait à menacer et nous le suivions, joyeux et impunis. Miguel Torga revint à son ennui sombre, courbé au milieu des vieilles cassettes et des restes de pain, empêché d’entendre les blagues et les rires qui emplissaient de nouveau l’espace ténu de la voiture.